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sièges. Rien qu’un plancher où, pour faire hygiénique, seront

déposés sur un linge de vaisselle les assiettes, gamelles,

tasses et ustensiles. Ce midi, comme à l’habitude, Michel dé-

pose par terre, au centre de notre espace de vie, un gros

chaudron contenant le repas. Puis, comme nous tous, il se

choisit une voile où s’asseoir. Nous ne nous faisons pas prier

pour tenter de remplir nos plats creux. À chaque roulis ou

tangage, le chaudron se déplace, tantôt à bâbord, tantôt à tri-

bord. Lorsqu’il glisse à proximité de nous, il s’agit de l’attra-

per, de saisir la louche et de faire le plein de ragoût de bœuf.

Si une maladresse survient, le plancher à son tour a une part

du repas. Évidemment que je me sers lorsque passe la cor-

beille de pain de mer, car peut-être qu’il n’en restera pas au

prochain retour de celle-ci. Si tu as les mains pleines, tu le

mets dans ta poche ou dans ton ragoût, à toi de décider… Du

fait que le voilier tient une allure confortable, il est possible

que tous les équipiers soient réunis pour cet important mo-

ment et s’il est vrai que le rire facilite la digestion, je parie

que nous tous digérons vite et bien.

Les équipiers sont sûrs que le beau temps sera de la partie

pour encore quelques jours. Je ne veux pas les contrarier. En

soirée, nous devrions naviguer face au vent sur un près

serré. Ce qui me fait dire que ce seront des conditions de

mer plus musclées. Mais il faut penser et du moins espérer

que la surface de l’océan ne se transformera pas en planche

à laver, sinon ça va taper dur. Celui qui va en mer tout comme

celui qui est équipier sur le voilier

Océan Phénix

découvre et

y trouve son bonheur si, malgré lui, il apprend à s'adapter

aux assauts de celle-ci, aux contraintes, aux inconforts et aux

bruits de l'environnement marin du voilier. Il s’agit de vivre

le moment présent en ayant à l’esprit que, sur l’océan,

l’homme n’est que toléré; présentement, tout va pour le

mieux et espérons que toute la nuit se passera ainsi.

En effet, les quarts de nuit se sont succédé et nul souci n’a

été mentionné lors du changement des deux équipiers.

D’ailleurs, les remplaçants, y voyant une tâche facile, se pré-

sentent sur le pont en arborant un grand sourire aux lèvres.

Ils gratifient les sortants en arguant qu’ils ont bien mérité

leur temps de repos. Sans qu’on y soit pour quelque chose,

sans que j’aie eu le temps d’en souffler mot à ma

gang

, le

vent, à sa manière, s’est annoncé par lui-même et les condi-

tions se sont durcies au moment où l’équipage ramollissait.

Une fois l’heure du déjeuner terminée, le dieu Éole tourne

son capot de bord et nous souffle en pleine face. Notre voilier

surfe maintenant à grande vitesse sur une mer devenue en

moins d’un quart d’heure cahoteuse et mouvementée; si elle

était humaine, cette mer, nous la diagnostiquerions de bipo-

laire. Nous ressentons les impacts répétés de la carène qui

tape fortement chaque fois que la crête d’une vague s’oppose

à celle-ci et il en résulte en continu des

bing! bang!

et de

fortes vibrations se communiquant de l’extrémité de la quille

à la tête du mât. Du coup, à l’intérieur, ceux qui se prélassent

sur leur bannette doivent l’ajuster à la gîte pour ne pas être

éjectés si, par hasard, quelque rafale venait à se mettre de la

partie. Puis, sans tarder, le bruit des vagues venant se briser

sur la coque de l’

Océan Phénix

sonne agréablement à nos

oreilles ou bien laisse appréhender une mer agitée et même

inquiéter ceux qui n’ont pas l’habitude d’entendre une telle

cacophonie. Un voilier de course de 65 pieds de longueur

comme le nôtre doit être très léger, robuste et rigide pour

atteindre les performances recherchées. Les matériaux tels

le kevlar, le carbone et l’époxy ont été utilisés pour la

construction de ce bolide et cet amalgame en a fait une su-

perbe caisse de résonance avec les sons produits lorsque

nous filons à un train d’enfer ou que la mer se rebiffe. Dans

de tels moments où la mer nous entoure dans tous les azi-

muts ou que l’obscurité nous enveloppe et limite notre es-

pace visuel à pas plus de quatre mètres de rayon, je devine

l’inquiétude dans les yeux de mes équipiers. Même que

Louis, contrairement aux autres équipiers qui n’osent en

parler de peur de passer pour des peureux, en se tournant

vers moi, m’interroge à haute voix :

– Skipper! Est-ce que tu penses que notre voilier peut résister

à tout ça?

Je me dois de le rassurer et j’affirme sans hésiter.

– Ne t’en fait pas, il est construit pour ça! Il ne se cassera pas

en mille morceaux. Il en a connu bien d’autres temps difficiles!

Tout en étant honnête dans ma réponse et confiant dans la

fiabilité de mon voilier, à chacune des secousses qu’il en-

caisse, j’ai l’impression de souffrir autant que lui et j’avoue

bien avoir hâte que la mer s’adoucisse et que la sécurité de

mon équipage en soit facilitée.

FÉVRIER 2019

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