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JUIN 2019 77 – Oh! Oh! Sans difficulté, je referme l’écoutille et réalise que l’impor- tante quantité d’eau qui a envahi la soute à voiles a raison de faire en sorte que l’étrave de notre coursier enfourne en retombant sur la crête des vagues. La porte étanche qui sé- pare la soute à voiles du centre du voilier, à peine entrou- verte, laisse entendre le clapotis de l’eau qui s’agite et j’aperçois les sacs de voiles qui flottent à moitié dans cette soupe un peu trop salée, ce qui me laisse un goût amer! Derrière moi, Pit et Mike, encore à moitié endormis, s’inquiè- tent de me voir enjamber l’ouverture de la soute avant. Ils s’amènent dans l’accès et, à leur tour, au simple regard, s’in- dignent et s’exclament : – Merde! Ce n’est pas possible! Merde! Intrigué par le silence qui s’ensuit, je me retourne et je cherche à voir s’ils sont toujours là… – Nous sommes toujours là. Il faut évacuer cette eau! Nous t’ai- derons, nous n’avons pas peur de nous mouiller. Ce n’est pas le grand luxe d’avoir une piscine intérieure! Après quelques milliers de mouvements de va-et-vient sur la pompe à main, Mike a épuisé son sens de l’humour. Il a des ampoules aux mains et est détrempé tant par la sueur que par l’eau salée qui valse en tous sens dans la soute à voiles. – Vite ! Nous avons deux pompes. Ça va aller plus vite! Je patauge à l’avant, baignant à mi-jambe dans l’eau, silen- cieux et contemplatif face à ce gâchis. Mais en fait pas trop découragé, n’étant pas seul cette fois-ci pour évacuer toute cette eau, même si nos énergies seront sûrement monopolisées pour une couple d’heures. Si je dis cette fois-ci, c’est parce que j’ai déjà vécu pareille situation en 2006, lors du convoyage d’un super catamaran de luxe, alors que j’étais seul à bord. Suite à un défaut de tuyaute- rie, sa coque bâbord avait accumulé plus de quatre pieds d’eau. Tout flottait, c’était dégueulasse et pas vraiment en- courageant de devoir vider ces tonnes d’eau! J’ai évacué l’eau à la chaudière par un hublot, de 18 h jusqu’au len- demain matin à 9 h, soit plus de 15 heures d’affilée, sans pause si ce n’est le temps d’aller rectifier la navigation à quelques reprises. C’était une situation de survie pour ce palace flottant de rester à flot. Ce catamaran devait sans cesse avancer sous voile bâbord amures pour conserver son équilibre, et cela, afin que la coque alourdie ne s’en- fonce pas sous l’eau et que je ne doive abandonner ce pro- totype grand luxe au beau milieu du Gulf Stream. Ce n’est pas de gaieté de cœur que les équipiers me rejoi- gnent à l’avant. À leur tour, ils ont droit au fameux bain de pieds. Il ne faut pas avoir compté les calories dépensées à actionner ces pompes de cale mobiles. Souvent, pour encou- rager l’équipage, je vérifie le débit d’eau qui s’échappe au bout des tuyaux et je crie de manière à être bien entendu : – Ça coule à pleins tuyaux! Lâchez pas, vous êtes capables! Vous êtes les meilleurs! Et là j’entends : – Hein! T’en as pas de meilleurs pour nous remplacer? – Les Boys, c’est une question ou une affirmation? Dans les deux cas, la réponse est différente… Chacun son tour, chacun son 15 minutes à activer la pompe, c’est un tempo acceptable. Ça fait du bien de constater que le niveau de l’eau a baissé de presque un pied. Les sacs de voiles sont lourds à déplacer tant ils sont gorgés d’eau. Ils ne pourront être séchés qu’une fois amarré au port. En conséquence, le taux d’humidité, pareil à un soir de pluie, frôle les 80 %. L’épuisement se fait sentir, les pauses s’éter- nisent et le mal de mer met un terme au travail des boys. Si j’étais médecin, tous me quêteraient un billet pour justifier une absence au travail. Il devrait en être autrement si nous étions en processus de naufrage; ils oublieraient leurs petits reflux gastriques, leurs muscles endoloris, leur migraine et les pauses. Je blague, prétendant que cette activité a été or- ganisée pour eux, par eux… La carène tape à nouveau sur le dos des vagues Je ressens les accélérations et notre progres- sion s’en porte mieux. Les équipiers retrouvent le sourire… Moi de même.

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